Le 7 janvier 2015, la rédaction de Charlie Hebdo a été décimée par des terroristes islamistes, au cœur de Paris. Huit membres du journal satirique ont été massacrés. Pour des dessins. Le choc a été planétaire. Le monde entier semblait alors soudé. Contre la barbarie. Pour le droit de rire de tout, de tout dire, de tout écrire.

Dix ans plus tard, on se demande : que reste-t-il de l’esprit Charlie ?

Que reste-t-il de l’indignation des quatre millions de personnes qui ont défilé dans les rues de Paris, le 11 janvier 2015, pour défendre la liberté de la presse ?

En tête de cortège, des dirigeants étrangers semblaient soucieux de montrer l’importance cruciale qu’ils accordaient à cet enjeu démocratique. C’est ainsi que le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, avaient marché ensemble – ou, du moins, à quelques mètres de distance – dans la Ville Lumière.

PHOTO PHILIPPE WOJAZER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

En 2015, quatre jours après l’attentat de Charlie Hebdo, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou (à gauche), et le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas (à droite), avaient marché ensemble avec d’autres chefs d’État, à Paris.

Dix ans plus tard, on mesure l’ampleur de la mascarade.

Le 1er janvier, l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas a suspendu la diffusion de la chaîne d’information Al Jazeera dans les territoires palestiniens, l’accusant d’incitation à la sédition. C’est plus ou moins le même prétexte qui avait été utilisé par le gouvernement israélien pour fermer les bureaux d’Al Jazeera à Jérusalem, en mai 2024.

Puis, en novembre de la même année, Benyamin Nétanyahou a ordonné le boycottage du plus vieux journal d’Israël, Haaretz. Il a aussi mis un terme à l’achat de publicités gouvernementales dans ce journal de gauche, à l’origine d’enquêtes fouillées sur les dérives des forces armées israéliennes.

Tout ça pour dire que, pour la liberté de la presse au Proche-Orient, il faudra repasser. Et je ne parle même pas de l’accès à la bande de Gaza, toujours interdit aux correspondants étrangers, ni du nombre effarant de journalistes gazaouis qui ont perdu la vie depuis le 7 octobre 2023 dans l’enclave palestinienne – 220, au dernier décompte.

Il n’y a pas que dans les régions en guerre que l’esprit Charlie se délite.

Même la France, que l’on croyait la terre du droit sacré au blasphème, montre désormais des lignes de fracture. Être ou ne pas être Charlie, là est la question.

À gauche, surtout, certains estiment que Charlie Hebdo vieillit bien mal. À les entendre, l’anticléricalisme du journal serait en train de virer à l’obsession antimusulmane. Sa ligne éditoriale pencherait de plus en plus vers l’extrême droite.

Ceux qui formulent ces critiques sont au contraire accusés de plier l’échine face à l’islamisme. C’est le cas, notamment, des dirigeants de La France insoumise, qui feraient preuve de clientélisme à l’égard du vote musulman. À leur propos, le directeur de Charlie Hebdo, Riss, a évoqué « l’enterrement d’une gauche en perdition ».

Bien entendu, ces débats sont loin d’être exclusifs à la France.

Chez nous aussi, l’esprit Charlie vacille. Il faut dire que notre (bientôt ex-) premier ministre, Justin Trudeau, n’a jamais été bien, bien Charlie. En octobre 2020, il avait estimé que republier les caricatures de Mahomet équivalait à « crier au feu dans un cinéma bondé ». C’était, à ses yeux, de la provocation inutile.

Nombreux sont ceux qui ont vu dans cette déclaration un lamentable aplaventrisme face aux obscurantistes religieux.

La liberté de la presse serait-elle mieux protégée avec Pierre Poilievre à la tête du Canada ? À entendre le chef conservateur mépriser les courriéristes parlementaires et promettre de couper les vivres à la CBC, rien n’est moins sûr.

Pour séduire sa base, Pierre Poilievre a manifestement choisi d’appliquer la recette Trump en déclarant la guerre aux médias traditionnels.

On l’a vu aux États-Unis : la recette fonctionne. Terriblement bien.

Donald Trump désigne la presse comme le « camp ennemi », l’accuse de mentir et promet de lui régler son compte ? Plutôt que de soutenir leurs journalistes, de richissimes patrons de presse se précipitent à Mar-a-Lago pour s’agenouiller devant le président désigné et lui demander grâce.

À la mi-décembre, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et propriétaire du Washington Post, a ainsi versé 1 million de dollars au fonds d’investiture de Donald Trump. La chaîne Walt Disney, propriétaire d’ABC News, a quant à elle accepté de payer 15 millions de dollars pour régler une poursuite en diffamation intentée par le futur locataire de la Maison-Blanche.

PHOTO ANDREW HARRER, ARCHIVES BLOOMBERG

Le PDG d’Amazon et propriétaire du Washington Post, Jeff Bezos

Ces multiples génuflexions ont inspiré Ann Telnaes, dessinatrice de presse au Washington Post. Le 3 janvier, elle a osé un dessin critiquant « les patrons et les milliardaires de la tech et des médias qui font tout pour s’attirer les faveurs du président désigné ».

Parmi ces gros bonnets, il y avait… Jeff Bezos, prosterné comme les autres devant une énorme statue de Trump. Le Washington Post a rejeté la caricature ; Ann Telnaes a démissionné avec fracas.

Si ce résultat n’est guère surprenant, il est tout de même ironique de constater que, de toutes les caricatures, ce soit celle qui critique la lâcheté des médias qui subisse le couperet de la censure. On a un peu envie de dire : CQFD.

Alors, où est Charlie ? On le cherche en vain au Washington Post, dont le slogan proclame que « la démocratie meurt dans l’obscurité ». Cette fois, c’est son propriétaire qui semble avoir lui-même choisi d’éteindre la lumière…

Mais il n’y a pas que le WaPo. Aux États-Unis, de plus en plus de patrons de presse considèrent les caricatures comme des sources d’emmerdements potentiels. Après la publication d’un dessin qui a fait scandale, en 2019, le New York Times a carrément cessé d’en publier. Ailleurs aussi, la profession se meurt.

Plus que jamais, pourtant, notre monde clivé, rempli d’incertitudes, a besoin de l’humour irrévérencieux des caricaturistes. Parce qu’avec une presse libre et forte, leurs dessins restent un puissant moyen de désamorcer la peur – et de faire tomber les statues.