Whose Knowledge? | Enjeux - Whose Knowledge?

Enjeux

« Au fil des siècles, nous n’avons cessé de retomber dans les mêmes ornières. L’univers physique nous est de plus en plus familier, les progrès accomplis dans la connaissance du corps humain sont prodigieux, sciences et technologies ne cessent d’avancer à pas de géant, pourtant notre histoire résonne du fracas d’empires édifiés dans la violence, puis détruits à leur tour. Les enfants s’enflamment au sujet de guerres absurdes, de plus en plus meurtrières, qui sèment la famine, la maladie, sans parler des germes du conflit suivant. Jetant un coup d’œil rétrospectif sur ces désastres en cascade, les hommes se contentent de hausser les épaules. Ainsi va l’Histoire, disent-ils, fatalistes. Depuis l’aube de la création, et nous n’y pouvons rien. »

Octavia Butler, La parabole des talents (traduction d’Iawa Tate)

 

Comment Internet aggrave-t-il les inégalités mondiales ?

Quels savoirs sont, et ne sont pas, représentés sur Internet ?

Qui produit ces savoirs et comment ?

Quel Internet et quelles libertés défendons-nous vraiment ?

La connaissance

Seule une infime partie des systèmes de savoirs de la planète est disponible dans des livres ou sous d’autres formes visuelles et orales. Malgré son pouvoir d’égalisation et d’émancipation, Internet biaise encore plus les connaissances que nous utilisons au quotidien.

Selon une étude de Google en 2010, il existe environ 130 millions de livres dans au moins 480 langues. Parmi eux, seuls 20% sont en libre accès dans le domaine public et 10 à 15% disponibles sous format imprimé.. Notre monde compte 7 milliards de personnes parlant près de 7000 langues et dialectes différents. Ainsi, environ 7% des langues seulement sont encapsulées dans des documents publiés ; les connaissances mondiales qui sont converties en formats numériques sont encore moins nombreuses, sans parler de celles qui sont ensuite disponibles sur Internet.

Nous mettons en œuvre des méthodes et des ressources pour centrer les savoirs et expertises des communautés marginalisées sur Internet, en commençant par Wikipédia. Le référentiel de connaissance de Wikipédia, l’un des sites web les plus visités au monde, est un bon indicateur de ce qui est disponible sur Internet en général. Or, il n’est pas représentatif des connaissances de la planète.

Prenons Wikipédia comme indicateur indirect de la connaissance disponible en ligne : seulement 20% de la population (majoritairement des contributeurs masculins blancs nord-américains et européens) contribue actuellement à 80% des contenus de Wikipédia, et on estime qu’une contributrice sur dix s’identifie comme femme.

Mark Graham et ses collègues de l’Oxford Internet Institute ont montré que 84% des articles de Wikipédia portent sur l’Europe et l’Amérique du Nord. La plupart des articles sur les pays du Sud sont également rédigés par des personnes originaires des pays du Nord. Ainsi, même lorsque le contenu existe, les représentations restent faussées.

Des communautés ont montré la voie, telles que les Dalits d’Inde et des Etats-Unis, les féministes queers de Bosnie-Herzégovine et les Amérindiennes et Amérindiens Kumeyaay. Elles ont cartographié leurs propres connaissances, ont identifié des lacunes importantes sur Wikipédia et les ont comblées en créant et améliorant les contenus correspondants. Nous soutenons et relayons ces initiatives et sommes également à la recherche de nouvelles opportunités d’alliances pour créer de l’espace pour d’autres communautés en ligne.

Les questions qui nous tiennent à cœur :

  • Qui participe à la production des connaissances ?
  • Comment diversifier les sources de connaissances ?
  • La « neutralité » est-elle une vertu ?

La surveillance, la vie privée et la sécurité

Le numérique a marqué le début d’une ère inédite de surveillance, à la fois individuelle et de masse. Certains États ont pris des mesures pour faire face aux tensions intrinsèques entre la collecte de données non-régulée et la vie privée. Dans l’Union Européenne, le « droit à l’oubli » est inscrit dans la loi et le nouveau règlement européen à la protection des données limite la manière dont les organisations peuvent utiliser les données personnelles. Depuis quelques années, les révélations d’Edward Snowden et d’autres ont mis au jour la manière dont les États (y compris l’Union Européenne) surveillent indûment leurs citoyen·nes et les défenseur·es des droits humains.

Les inégalités sont au cœur des enjeux de la surveillance et de la vie privée à l’ère du numérique. Tandis que la vie privée devient un privilège protégé dans les pays du Nord, l’extraction de données dans les pays du Sud tend à s’accélérer.

La surveillance numérique est marquée par des facteurs politiques et socio-économiques. Ainsi, les défendeur·es des droits humains et les défendeur·es politiques sont souvent la cible d’actions de surveillance. Le collectif Tactical Technology a montré que les États mènent souvent des actions contre la sécurité et la vie privée des défendeur·es des droits humains, qui vont du harcèlement régulier à des formes plus extraordinaires. Les idées et projets politiques divergents (y compris la démocratisation d’Internet) disposent ainsi d’un espace restreint sur Internet.

Par ailleurs, les femmes, les personnes ayant une identité de genre non-hétéronormative et les minorités visibles sont exposées à des risques importants de harcèlement en ligne. Le rapport des Nations Unies sur la cyberviolence entre les femmes et les jeunes filles révèle que 73% des femmes ont déjà été confrontées d’une manière ou d’une autre à des violences en ligne.

Internet est un environnement souvent hostile pour ces communautés marginalisées qui y expriment leurs opinions, alors qu’elles subissent déjà des discriminations hors ligne. Pour rendre Internet accueillant pour tout le monde, il est crucial de prendre en compte les enjeux particuliers auxquels certaines communautés font face en termes de vie privée. Ainsi, le concept de respect de la vie privée doit englober aussi bien le droit à la non-ingérence que le droit des personnes menacées à être en sécurité. Les politiques de confidentialité des entreprises du numérique ont souvent des effets négatifs sur la diversité et la participation en ligne. Par exemple, la politique dite du « vrai nom » mise en oeuvre par Facebook a eu des effets délétères sur les communautés LGBTQI et amérindiennes.

Les questions qui nous tiennent à cœur :

  • Quels sont les liens entre respect de la vie privée et privilège du point de vue de l’origine géographique, la classe, la race et le genre ?
  • Qui sont les personnes qui sont vraiment protégées par un droit à la vie privée ?
  • Qui sont les personnes dont la sécurité est considérée comme importante ?
  • Comment s’assurer que le respect de la vie privée va plus loin que le principe passif de non-intervention, et inclut le devoir de protéger ?
  • Comment combler le fossé des connaissances qui existe actuellement entre les internautes et les décideur·ses en matière de politiques publiques sur les données ?
  • Comment construire des réseaux de solidarité entre les internautes dont la vie privée est en jeu et les projets numériques qui visent à la défendre ?

L’infrastructure numérique

Les bâtiments sont faits de briques, d’acier, de câbles et de fusibles. De la même manière, Internet est un objet physique, fait d’infrastructures matérielles et immatérielles : des serveurs, des câbles en fibre optique, du code informatique, etc. L’architecture d’Internet a un effet sur la manière dont les internautes peuvent utiliser Internet comme espace de partage ou comme ressource. Cependant, une grande partie de cette architecture reste invisible. Il n’est pas toujours possible de savoir où se situe le serveur qui héberge un site web et il est rare d’avoir accès au code qui sous-tend les résultats des moteurs de recherche. Comme les bâtiments, Internet est façonné par des décisions humaines, et il est essentiel de savoir qui les prend !

L’invisibilité de l’infrastructure d’Internet en occulte également les biais. Cependant, cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. La plupart des serveurs (qui hébergent les sites web et les données des internautes) sont situés aux États-Unis ou en Europe, alors que trois quarts des internautes vivent dans les pays du Sud. Certaines régions ou pays sont plus « connectés » que d’autres du fait d’histoires longues et compliquées de privilèges ou d’exclusion, ce qui a des conséquences d’un point de vue géographique. La plupart des ingénieurs en informatique sont (encore) des hommes, et beaucoup d’algorithmes sur lesquels reposent les usages de base d’Internet sont marqués par le racisme et le sexisme. Alors que nous commençons à développer des algorithmes qui pensent par eux-même (« intelligence artificielle »), il faut se demander qui leur apprend à penser, et comment.

Les questions qui nous tiennent à cœeur :

  • À quoi ressemble vraiment la géographie d’Internet ?
  • Qui construit l’Internet que nous voyons et utilisons au quotidien ?
  • Quels biais sont intégrés dans l’architecture invisible d’Internet ?
  • Il est impossible de rendre le code neutre (il est écrit par des êtres humains !), mais comment lui donner plus d’humanité ?
  • Comment inventer une infrastructure d’Internet plus décentralisée et autonome ?

Traduit par : Soizic Pénicaud